Vie et mort d’un tableau… Saint Clair guérissant les aveugles

20 juillet 2020

PAR DR JACQUES SOULIÉ
Ce 24 mars 1836, dans une lettre au peintre Jean-Louis Lacuria, Hippolyte Flandrin raconte :

Ingres est entré dans l’atelier, s’est placé en face du tableau. Assis depuis un moment, il ne disait rien, j’étais embarrassé, Paul aussi. Enfin il se lève, me regarde, les yeux pleins de larmes et, en m’embrassant avec l’effusion, le sentiment que vous lui connaissez, il me dit : « Non, mon ami, la peinture n’est pas perdue. Je n’aurai donc pas été inutile. »

A ces mots, dont je suis si indigne d’être l’objet, l’occasion, je suis devenu petit, et n’ait pu répondre que par des larmes.

 

La commande d’un tableau important destiné à la cathédrale de Nantes et représentant Saint Clair guérissant les aveugles, a été faite à l’artiste par l’intermédiaire de Guillaume Bodinier, peintre à Angers. Le tableau, dont les dimensions étaient imposées, est tout en hauteur. Aussi montre-t-il les personnages échelonnés sur les degrés d’un temple. Le saint évêque, debout les yeux au ciel, étend les mains sur deux aveugles, que nous voyons presque de dos, agenouillés devant saint Clair.

« C’est une chose où je n’ai pas envisagé le gain, dira Flandrin, puisque je la fais à peu près pour les frais. Mais elle a une belle destination, et c’est beaucoup. »

 
Ce 18 juillet 2020, à Nantes, les larmes de Ingres et de Flandrin, impuissantes à stopper sa destruction…

[NDLR du 6 juillet 2023] La cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes, déjà victime d'un incendie en 1972, a été partiellement dévastée par les flammes le 18 juillet 2020. Emmanuel Abayisenga, un ressortissant rwandais en situation irrégulière depuis son arrivée en France en 2012, souffrant de problèmes physiques et psychologiques, sera condamné en 2023 pour dégradation et destruction d'une propriété d'autrui par un moyen dangereux pour les personnes.

Après avoir été identifié grâce aux images de vidéosurveillance, Emmanuel Abayisenga, alors le principal suspect, s'est rapidement rendu à la police de Nantes suite à l'incendie. Ensuite, après plusieurs mois de détention provisoire, il a été accueilli par les missionnaires montfortains de Saint-Laurent-sur-Sèvre, en Vendée. C'est là qu'il aurait, le 8 août 2021, commis un deuxième acte de violence en tuant le père supérieur Olivier Maire. Bien qu'il n'ait pas encore été jugé et qu'il bénéficie de la présomption d'innocence, Emmanuel Abayisenga s'est toutefois accusé de ce crime.

Selon une enquête menée par "La Croix", il est possible que ses problèmes remontent à une période bien antérieure, car l'incendiaire de la cathédrale aurait été impliqué dans le génocide rwandais de 1994. Emmanuel Abayisenga provient d'une famille hutue, dont certains membres auraient participé au génocide contre les Tutsis avant de s'exiler au Congo. À leur retour dans leur village, son père aurait été "sommairement exécuté" et lui-même aurait été victime de tortures, ce qui aurait laissé des séquelles physiques et psychologiques graves. Après avoir été officier de police au Rwanda, cet homme chrétien aurait cherché à "recommencer une nouvelle vie ailleurs" en venant en France.

La vie du tableau de Flandrin (1809-1864) croisera donc fatalement, 182 ans après sa conception, celle de cet homme en pleine perdition existentielle. Ingres et Flandrin auraient aussi sans doute versé une larme sur la vie de cet homme marquée par le drame.