Contextualisation des peintures murales de l’école kandyenne

par Dr Jacques Soulié et Janaka Samarakoon, le 22/11/2022

 
INTRODUCTION

La tradition picturale sri-lankaise que l'on a coutume d'appeler « l’école kandyenne » ou « le style kandyen «, se développe sous l’égide des rois de Kandy, la capitale du royaume de la région du Centre. La période dite de Kandy va de 1469, l'affirmation d’un premier pouvoir local, à 1815, l’année où la totalité de l’île tombe sous domination britannique. Mais ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle que le style pictural dit « kandyen » devait s’affirmer.


QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES

La ville de Kandy, jadis appelée Senkadagala, fut fondée par le roi Vikramabahu III, qui régna de 1357-1375 non pas à Kandy, mais à Gampola, la capitale d’alors. Dès 1412, Kotte devient la nouvelle capitale et ce jusqu’en 1597. Cette période post-Anuradhapura / Polonnaruwa — ces étincelantes capitales historiques septentrionales qui perdurent de 377 av. J.-C. à 1232 ap. J.-C. — est marquée par une succession de royaumes éphémères. Le Nord n’ayant pu résister aux invasions récurrentes venues de l’Inde, les capitales successives se déplacent vers le sud. Pendant ce temps, la province centrale, appelée Udarata, s’affirme en tant que pouvoir parallèle. Senasammata Vikramabahu monte sur le trône de Kandy en 1469. Entre l’arrivée des colons portuguais en 1505  et le démantèlement en 1521 du royaume de Kotte en trois États rivaux par les fils parricides du roi Vijayabahu VI (1513-1521), le pays connaît une situation politique pour le moins chaotique. Quelques décennies plus tard, en revanche, sous le règne de Vimaladharmasuriya I (1590 - 1604), l’île va retrouver un semblant de stabilité, Kandy en devenant la capitale. Exception faite des régions historiquement placées sous la domination des Portugais et du royaume de Jaffna, lui même devenu dès 1591 un vassal du pouvoir colonial. Au nord, les Portugais ont en effet déposé le roi Puviraja Pandaram du royaume de Jaffna et ont installé sur le trône son fils Ethirimana Cinkam qui prête allégeance au pouvoir étranger. Kandy devient alors le centre de la résistance, la seule, face aux Portugais. Et s’affirme aussi comme ville sacrée, statut qui perdure encore aujourd’hui, à travers la relique de la dent du Boudha amenée par le roi Vimaladharmasuriya, attribut du pouvoir indispensable garantissant la légitimité du souverain. Ville dépositaire de l’objet sacré, statut très convoité, Kandy sera désormais théâtre d’une intense activité culturelle. Encore aujourd’hui elle est officiellement la « capitale culturelle » du Sri Lanka. 


ECLOSION DE L'ÉCOLE KANDYENNE

Les peintures de l'école kandyenne s’inscrivent dans le cadre de cette importante activité culturelle et religieuse, en cours dans le royaume de Kandy, et particulièrement au cours du règne du roi Kirti Sri Rajasinha (1747–1782). Après une période de déclin religieux, déclenché depuis le début du XVIs siècle, ce souverain est à l'origine d’un renouveau du bouddhisme et des arts qui favorisent l’éclosion de cette école de peinture.

 

 

En effet, dans le contexte du Sri Lanka médiéval, le roi et le clergé sont dans une relation d’interdépendance : le roi défend la foi, la foi légitime le roi. Mais, en raison de dissensions internes et de l'activité missionnaire des colons occidentaux, le bouddhisme accuse un net déclin. Les conversions au catholicisme touchent même la royauté. Les exemples de  « défroqués »  se multiplient. Les terres précédemment acquises par les temples deviennent l’objet de manœuvres spéculatives. Une nouvelle communauté de pseudo-moines appelés « ganinnanse » qui se positionne, non sans opportunisme, comme garante de l’ordre religieux, se montre en fait plus affairiste que religieuse. En plein XVIII siècle, cette situation mène, fait étonnant, à l'extinction totale de l’Ordre des moines, jusqu’à ce que soit rétablie, en 1753, la Haute Ordination (« Upasampada »). En l’absence donc des moines locaux habilités, ce sont les dignitaires religieux venus du Siam qui rétabliront l’Ordre. C’est le roi Kirti Sri Raja Singha (1747-1782), épaulé par un moine local, Weliwita Sri Saranankara, mais aussi par les Hollandais, présents sur l’île depuis 1638 et ayant pris le contrôle de plusieurs territoires jadis tenus par les Portugais, qui entame la nouvelle dynamique.

Dans le cadre cette “renaissance” bouddhique, de nombreux temples seront construits et d’autres rénovés dans tout le royaume, d’où une abondance de chantiers de peintures murales, garantissant aux artisans une activité soutenue. Le même Kirti Sri Raja Singha entreprend, entre autres, l’agrandissement du Temple de la Dent de Kandy, le nouvel édifice érigé par son aîné, le roi Sri Vira Parakrama Narendra Singha (1707–1739) afin d’abriter la relique. Le vaste chantier que constitue durant des décennies le Temple de la Dent sert alors de véritable laboratoire aux artisans de la région, leur proposant des défis picturaux inédits. Leur réponse s’appelle aujourd’hui l'école kandyenne.

Les travaux de construction ou de restauration se poursuivent au delà de la région centrale  de l’île :  la côte sud-ouest, le centre-nord et même jusqu’à l’extrême Sud, quoique à un moindre degré.  Cette nouvelle esthétique, dont les premières manifestations se situent entre 1755 et 1760 (le temple de Madavala) arrive très vite à maturité à Degaldoruva (1770 – 1780) avec une identité picturale bien affirmée et des déploiement spatial sophistiqué impliquant de vastes registres narratifs d’un sel tenant. Il est remarquable de constater que la tradition est née et a atteint sa maturité sous le règne d’un même monarque. Elle devait perdurer jusqu’à l’époque moderne.

Si l’on en juge par l’homogénéité des œuvres d’origine géographique différente, il est probable que le roi se soit appuyé sur quelques familles - si non d’ateliers — d’artistes, qui s’inspirent de mêmes traits stylistiques. Les plus célèbres parmi eux sont les ateliers de Devaragampola Silvatenne Unnanse (Ridi Vihare, Degaldoruwa) et Deldeniya Sittaranaide (Suriyagoda).

 


TRAITS STYLISTIQUES DE L'ÉCOLE DE KANDY

Les principales caractéristiques du style kandyen sont sa grande dépendance au contour, l’utilisation de la ligne comme moteur narratif, l’usage d’un petit nombre de couleurs, le plus souvent limitées au jaune et au rouge, et le déploiement d’un espace pictural relativement peu chargé, occupé par des aplats de couleurs. Ces illustrations, avec des figures humaines et animales plus ou moins naïves souvent hiératiques, et des éléments végétaux ou naturels stylisés, illustrent avec une grande force narrative la vie du Bouddha, ses vies antérieures, sa doctrine ainsi que des mythes et l'histoire locale. Les moeurs et l’histoire contemporaine y entrent de plein pied aussi, sous forme d’une relecture actualisée des récits anciens. On trouve également des compositions purement décoratives garnies de motifs floraux, végétaux et animaux, lesquelles trahissent un penchant exquis pour l'ornementation, voire l’abstraction. De vastes espaces de murs et de plafonds du Temple de la dent de Kandy fournissent par exemple de nombreuses composions de cette nature.

La perspective et le modelé pour donner du volume et du relief par le biais d’ombres ou de dégradés demeurent, en revanche, le cadet des soucis des artistes kandyens qui utilisent une spatialisation visuelle éminemment arbitraire qui est mise au service du récit aux dépends du naturalisme. 

La narration est, en effet, la fonction principale de cet art, exclusivement réservé à la sphère religieuse et déployé pour l'instruction des fidèles.