La « Pierre de lune » - origines, symbolisme et métamorphoses d'un motif cinghalais millénaire

par Dr Jacques Soulié et Janaka Samarakoon

 

« La capacité d’absorber les influences extérieures et de les convertir en une identité locale est le moteur de l’art sri lankais… »

- Osmund Bopearachchi 

La « pierre de lune », traduction sommaire de l’évocateur et non moins poétique terme cinghalais « සඳකඩ පහණ », qui signifie littéralement « la lampe-demi-lune » est un élément décoratif très répandu au Sri Lanka, destiné à marquer, d’un faste certain, l’entrée d’une enceinte bouddhique. 

Avant de parvenir, durant la période d’Anuradhapura, à une forme très aboutie de son évolution, sans oublier son importance symbolique, la « pierre de lune » fut, nous semble-t-il, un concept importé de l’Inde. Des éléments architecturaux assez proches des pierres de lune sri-lankaises sont observables parmi les vestiges d’Amaravati, le site datant du IIIe s. av. J.C. et avoisinant les importants centres bouddhiques de Dharanikota et de Nagarjunakonda (Andhra Pradesh, état du Sud de l’Inde). Ce dernier site aussi nous montre d’autres exemples probants attestant de cette influence indienne sur l’art sri-lankais. Rien d'étonnant dans ce commerce d’idées et de formes entre deux régions aussi lointaines, étant donné que l'Andhra Pradesh était déjà un centre prospère d’échanges commerciaux dans l'Océan Indien, et le Sri Lanka, un nœud essentiel pour la navigation entre l'Océan Indien et le monde arabe. Penchons-nous donc sur ce contexte historique et culturel.

L’essor du bouddhisme dans le sous-continent indien

L’an 322 av. J.-C. avait vu la fondation de l’empire Maurya où la quasi-totalité de l‘Inde tombait sous l’autorité de Chandragupta Maurya (350-295 av. J.-C.). Alors que de nombreuses religions ont pris leur essor sous cette autorité, parmi lesquelles cohabitent le jaïnisme et l'ajivika aux côtés des traditions védiques et brahmaniques, sans oublier d’autres religions minoritaires telles que le zoroastrisme, et mêmes des cultes « païens » voués au panthéon grec. Le petit-fils de Chandragupta Maurya,  Asoka, fera du bouddhisme le courant de pensée dominant de son empire. Couronné en 269 av. J.-C., Asoka s’affirme, au lendemain d’une bataille particulièrement dévastatrice, comme adepte du bouddhisme. Le regard critique qu’il porte a posteriori sur ses campagnes militaires, aussi victorieuses que sanglantes, le pousse à épouser la non-violence du bouddhisme. Sous son impulsion, le bouddhisme va non seulement prospérer sur le sol indien mais aussi sur les terres avoisinantes, jusqu'à pénétrer toute la région Sud-Est asiatique. Dans le contexte sri-lankais, cette pénétration aura lieu à l’époque du royaume d’Anuradhapura, sous le souverain Devanampiya Tissa, dont le long règne va de 247 av. J.-C. à 207 av. J.-C.

Les échanges religieux et artistiques entre le Sri Lanka et l’Andra Pradesh

Le bouddhisme va donc occuper une position privilégiée dans le sous-continent durant quelques siècles jusqu’à ce que les invasions musulmanes lui donnent le coup de grâce. Mais auparavant, aux IIIe et IVe siècles de notre ère, le nombre d’établissements bouddhiques à Nagarjunakonda s'élève à plus de 30, lesquels sont affiliés à différentes sectes dont celles développées au Sri Lanka depuis l’introduction de la doctrine sur l’île quelques siècles plus tôt. Les communautés bouddhiques d’Anuradhapura et Nagarjunakonda se rapprochent et multiplient les échanges. Des inscriptions trouvées à Nagarjunakonda attestent qu’il existait des monastères appartenant aux sous-branches Bahusrutiya et Aparamahavinaseliya issues de l’école Mahasamghika du Sri Lanka. Une inscription (S. Paranavitana, 1943) gravée très tardivement en 1344 sous le règne de Bhuvenakabahu IV à Gadaladeniya (région centrale du Sri Lanka) fait état de réparations effectuées sur le sanctuaire à deux étages de Dhanyakataka. Elle témoigne de la longévité de ces échanges au fil des siècles.

En partant donc de l’influence de l’Andra Pradesh, la pierre de lune sri-lankaise trouvera, aux mains de talentueux artisans locaux, une évolution bien distincte de son inspiration indienne. Au passage, elle s'affranchira clairement de sa condition de simple élément fonctionnel pour devenir une oeuvre d’art à partir entière et un véritable réceptacle d’idées.

Pierre de lune, du simple élément fonctionnel au réservoir d’idées

La dalle de pierre, dite « pierre de lune », n’est en vérité rien d’autre que la première marche du seuil conduisant aux édifices religieux. A l’origine, on peut supposer que la dalle est utilisée comme support à la base d’escaliers qui, étant en terre ou en bois, nécessitent un renforcement. C’est ainsi que des dalles rectangulaires remplissant cette fonction ont été fréquentes au début de l’ère d’Anuradhapura.

Une transition s’opère avec l’emploi de matériaux de plus grande longévité dans la construction d’édifices religieux, tels la brique ou la pierre. Débarrassée progressivement de son aspect utilitaire, elle devient une forme décorative à part entière avec sa propre spécificité topologique et un programme iconographique dédié, tous deux en constante évolution. Rectangulaire à ses débuts, ses angles furent adoucis pour en faire plus tard un demi-cercle rattaché à l’escalier. La primauté du cercle sur le rectangle pourrait s’expliquer par sa suprématie tant sur plan plan formel, présumé parfait que sur le plan symbolique (selon les civilisations, le cercle signifie tour à tour l’unité, la complétude, l’illumination, le cycle de vie et de renaissance, la roue de la vie…). Mais cette évolution pourrait aussi avoir un aspect plus prosaïque. Par rapport au rectangle, le demi cercle, sans aspérités, devait sans doute épargner les pieds nus des fidèles venus faire leur hommage dans ces sanctuaires — ce qui nous évoque, dans un autre domaine, le passage du caractère angulaire de l’écriture Brahmi aux courbes de l’écriture cinghalaise, ici pour ne point heurter la fragile feuille de palmier. 

Si les exemples de pierre de lune, sous cette nouvelle forme dépourvue de toute sculpture sont nombreux, nous assistons plus tard à l'apparition d'éléments décoratifs sous forme de simples lignes concentriques, de rangées de pétales de lotus, puis à une augmentation du nombre de rangées auxquelles vont s’ajouter des rangées de plantes grimpantes et d’animaux divers. Cette évolution iconographique est sans doute un emprunt à l'art d'Amaravati. La diffusion évoquée plus haut du style classique d’Amaravati dans toute la péninsule et les pays du sud-est asiatique joua en effet un rôle comparable à celui qu’eut l’art hellénistique sur le pourtour de la Méditerranée et jusqu’au Ghandara. Or, si ces éléments décoratifs dans des formes très voisines sont fréquents dans l’art d’Amaravati, ils ne figurent pas sur des « pierres de lune » proprement dites. A Amaravathi, il s’agit plutôt de « disques » ou d’éléments circulaires ou semi-circulaires sculptés sur des panneaux. Autre différence notable : contrairement à la pierre de lune se déployant à même le sol, ces disques ou ces panneaux sont érigés verticalement, soit pour former les enceintes de stupa, soit pour décorer ceux-ci en appliques.

Pour retrouver des « pierres de lune » au sens sri-lankais du terme, il convient plutôt de revenir à Nagarjunakonda où on peut observer des dalles semi-circulaires précédant les marches. Sans avoir le même faste que les installations d’Anuradhapura, ces exemples contemporains nous donnent à voir une forme primitive de l’élément. A de rares exceptions près, qui, par leur rareté même, pourraient bien être des installations réalisées sous l’influence sri-lankaise, la pierre de lune de Nagarjunakonda est dépourvue de décoration. On peut donc considérer que la pierre de lune d’Anuradhapura fait la synthèse entre le savoir-faire statuaire d'Amaravati et la forme topologique de Nagarjunakonda pour proposer une nouvelle forme plastique aussi inédite qu’inégalée.

 


Symbolisme

La dalle précédant les marches du palais du roi Mahasen, dont le règne va de 277 à 304, est souvent considérée comme le plus bel exemple de pierre de lune encore observable au Sri Lanka. En effet, le sens du détail et cette façon si particulière que l'artisan cinghalais a de ciseler la pierre en orfèvre, sont saisissants. Le fameux archéologue sri-lankais, S. Paranavitana s'est d’ailleurs basé sur cet exemple pour livrer son interprétation du programme iconographique qui fait autorité en la matière. Elle s’applique de façon assez générique sur l’ensemble de la production, du moins celle des périodes d’Anuradhapura et de Polonnaruwa, à condition d’avoir les éléments correspondant à cette lecture.

Selon Paranavitana, la pierre de lune, symboliserait le cycle du saṃsara, le nœud central de l’enseignement du Bouddha historique. Les rinceaux entrelacés sont les désirs où le fidèle se prend au piège et qui demeurent le plus grand obstacle l'empêchant d’avancer vers l’Illumination. Le lotus, trouvé au centre du (demi-)cercle représente l'accomplissement final du Nirvana. L'éléphant, le taureau, le lion et le cheval seraient alors respectivement la naissance, la déchéance, la maladie et la mort, les « Quatre nobles vérités » que révéla le Bouddha pour expliquer la souffrance omniprésente et incessante de ce bas monde. A l’image du mythe disant que le cygne est capable de filtrer le lait, lorsqu’il est dilué dans l’eau, la rangée de cygnes symbolise pour Paranavitana la distinction entre le bien et le mal, clé pour mettre un terme au cycle du saṃsara.

Evolution typologique et esthétique

Une évolution certaine va apparaître sur les pierres de lune appartenant à la période de Polonnaruwa (XIe-XIIIe s. ap. J.-C.). La figure du taureau y sera absente. Il convient de rappeler ici qu’entre la période d’Anuradhapura et celle de Polonnaruwa, le Sri Lanka subit fortement l’influence de l'Inde du Sud sous formes d’invasions, celles des Cholas. Les chercheurs attribuent la disparition du taureau de l'iconographie de la pierre de lune aux coutumes et traditions hindoues qui commençaient à durabelement s’installer dans le pays. L'hindouisme considère en effet le taureau comme un animal sacré, le véhicule du dieu tout puissant Shiva, qu’il ne convient pas de figurer sur un élément foulé par les pieds des fidèles. A cette même époque, le lion a aussi tendance à s’effacer. Sans pour autant complètement disparaître de l'iconographie bouddhique. Le lion, considéré comme le symbole de la nation cinghalaise, trouvera dans certaines enceintes une place plus « prépondérante », sur la balustrade qui borde l’escalier. Sur la pierre de lune du Vatadage, l’un des exemples les mieux préservés du royaume de Polonnaruwa, les deux animaux qui restent, l’éléphant et le cheval, sont désormais répartis sur deux rangées distinctes.

 


Après la période de Polonnaruwa, malgré sa présence comme marqueur d’une enceinte sacrée, la pierre de lune amorcera un allègement iconographique accompagné d’un appauvrissement technique. Exit la minutie de l’exécution, le naturalisme des motifs et la complexité symbolique. Les zones ornées d'animaux et de plantes disparaissent peu à peu. L’élément tend maintenant à se transformer en une dalle semi-circulaire encadrée seulement de rinceaux. Certains exemples nous montrent des motifs animaliers, mais ceux-ci sont désormais maladroitement dessinés et sommairement exécutés en des figures plus stylisées que naturalistes. Chronologiquement, cela correspond aussi — et forcément pour schématiser — à la fameuse période désenchantée de l’histoire du Sri Lanka, marquée par les capitales nomades et éphémères, dont instabilité politique même, ne favorise pas l’essor des arts plastiques.


S’ensuit ensuite la période de Kandy où la pierre de lune adopte une forme plus ou moins triangulaire. Cette topologie fait déplacer le lotus, le seul élément qui résiste à toute évolution stylistique, vers le centre de la dalle, permettant ainsi de pouvoir le représenter non plus en demi-cercle, mais en entier. L’autre variante que produit cette évolution non-linéaire est la pierre de lune circulaire. Pour pouvoir attacher ce disque à l'escalier qu’il précéde, on emploie désormais deux volutes. La surface est tantôt complètement lisse, tantôt ornée de plantes conventionnelles seules qui restent plus graphiques que sculptées. Rares animaux dont la représentation nécessite forcément un savoir-faire plus poussé que celui requis pour graver les feuillages et les pétales de lotus. Le « fragment lunaire » étymologique est d’ailleurs remis en question dans ces exemples-là. Un disque intégral vient remplacer la notion de demi-lune qui s’assimile alors plus à la représentation littérale et stylisée d’un lotus qu’à la demi-lune métaphysique d’origine. C’est la phase finale de l’évolution de ce motif idiosyncratique de l’art sri-lankais dont les métamorphoses reflètent celles des contextes historico-culturels qui l’ont mis au monde.