Sur les traces de Thomas Merton… Dr. Jacques Soulié

13 décembre 2022

Sur les traces de Thomas Merton… Dr. Jacques Soulié
Par Janaka Samarakoon - À Nice, le 13/12/2022

Thomas Merton est né en France en 1915. Bien que, comme moine Trappiste, ayant choisi une vie de prière et de contemplation, Merton engagea tout au long de sa vie un échange fructueux avec les activistes, les artistes, les responsables politiques et les théologiens les plus influents de son époque. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et essais couvrant des sujets aussi variés que la spiritualité, la justice sociale, la non-violence et les arts. D’esprit éminemment éclectique, il était, malgré sa conviction religieuse, loin d’être cantonné à sa seule religion et ce au point de se dire un jour avoir eu le « sentiment [le plus] profond de beauté et de force spirituelle » devant une statue du Bouddha, vue lors d’un séjour au Sri Lanka — le pénultième voyage aux accents franchement mythiques d’un globe-trotteur hissé aujourd’hui au rang d’un mythe.

Le Dr. Jacques Soulié est né en France en 1939, dans un petit village près de Montauban, une ville située dans le Sud Ouest natal de Thomas Merton. Le futur psychiatre fréquentera sans le savoir un collège montalbanais proche du lycée où Merton, de 24 ans son aîné, avait fait ses études secondaires. En compagnie de son père, Thomas Merton passera quelques années de son adolescence à Saint Antonin, un village médiéval des plus pittoresques du Tarn-et-Garonne où le jeune Jacques Soulié ne manquera pas d’aller flâner durant ses années de jeunesse. 

Dans deux biographies fantasmées, on imagine volontiers les deux hommes, assis, sur un banc sur les rives du Tarn ou dans une courette à Saint Antonin, en train d’échanger passionnément sur un sujet aussi improbable que le Sri Lanka ou la spiritualité teintée du bouddhisme de ce pays lointain. Cela ne se produisit pas précisément de cette façon. Mais les deux hommes, issus de deux périodes bien distinctes, empruntèrent néanmoins un même voyage imaginaire, un cheminement métaphysique a-t-on envie de dire, que, des décennies plus tard, certains traits biographiques — des signes du destin diront certains — mettront en lumière.

Depuis 1995, le médecin français vit à Kandy, un lieu sous le charme duquel Thomas Merton est tombé 27 ans plus tôt. Comme dans le voyage du moine trappiste qui l’amena sur l’île tropicale, le bouddhisme aura une grande influence dans l'itinéraire qui vit Jacques Soulié quitter sa rive gauche parisienne adoptive pour poser ses valises à Kandy. Lui qui vivait en étage élevé avec vue sur Notre-Dame et exerçait son métier aux pieds du Panthéon, a désormais les yeux rivés sur la chaîne de montage de Hanthana. Dans le voisinage des trois temples phares du royaume de Gampola, Lankatilaka, Gadaladeniya et Embekke, Jacques Soulié a érigé un temple bien à lui dédié à la culture artistique et aux traditions populaires du pays qui l’a adopté.

En 1968, au lendemain de sa désormais légendaire visite au Sri Lanka, Thomas Merton mourut accidentellement en Thaïlande. 50 ans plus tard, le médecin français aura lu la plupart des ouvrages de l'Américain, devenu un compagnon de route aussi imaginaire qu’incontournable. L’automne dernier, aux jours anniversaires du séjour à Ceylan et de la disparition de Thomas Merton, Jacques Soulié lui rendit hommage en présentant sur son blog personnel une série d’extraits issus de ses mémoires.

Ces passages pourraient tout aussi bien sortir de l’autobiographie fantasmée du psychiatre… 

 

Dr Jacques Soulié à Saint-Antonin - Juin 2023 [Photo © Christophe Soulié]

 



29 November 1968, Colombo

Habitations soignées, ouvertes à la fraîcheur de la nuit, où l’on aperçoit des gens bavardant paisiblement à l’intérieur. Boutiques bien achalandées. Jardins, fleurs dans la nuit, fleurs décorant les magasins illuminés. Énormément de fruits. Je suis descendu à l’hôtel du karma, comme d’habitude. Mon karma. Les années vingt, le karma du Raj britannique, la splendeur ivoire fanée de l’hôtel Galle Face.

Je suis allé au square Galle Face ce matin, j’ai suivi le rivage jusqu’au « Fort », c’est-à-dire jusqu’au centre ville et j’ai trouvé l’endroit charmant.

Je suis allé confirmer mon vol pour Singapour à Air Ceylan, je me suis promené dans les rues, j’ai admiré la vieille architecture des grands bâtiments anglais : banques, compagnies maritimes, administrations.

Il y a aussi quelques buildings modernes.

Bizarrement, l’espèce de phare-clocher qui se dresse en plein coeur de la ville donne à l’ensemble un je-ne-sais-quel air antillais tout à fait étonnant.

Notre véritable voyage dans la vie est intérieur : c’est une question de croissance, d’approfondissement et un abandon de plus en plus grand à la force constructrice de l’amour et de la grâce dans nos cœurs.


30 November 1968, Kandy

La campagne traversée par la ligne de chemin de fer est très pittoresque : cocotiers, rizières, jardins de théiers, bananeraies, champs de bambous, montagnes couvertes de forêts épaisses.

J’ai reçu une lettre du bhikku allemand Nyanaponika Thera. Après le dîner, je me suis rendu dans son ermitage au milieu de la jungle. Il habite une maisonnette trapue à proximité d’une maison de repos pour moines convalescents…

Nyanaponika Thera est assez vieux, dans les soixante ou soixante-dix ans. Juif allemand d’origine, il s’est converti au Bouddhisme il y a de longues années…

Il écrit dans une publication bouddhiste locale, la Buddhist Publication Society, qui fait de bonnes choses…

Nous sommes montés à pied au sommet d’une colline où la jungle avait été quelque peu défrichée et d’où l’on a une belle vue sur les montagnes du sud-ouest et du nord-ouest.

J’espère que mon appareil photo a bien fonctionné. Le paysage est enchanteur.

Ceylan est incomparable !

WILLIAM BUCHANAN rapporte que Nyanaponika Thera avait un souvenir vivace de sa conversation avec Merton le 30 novembre 1968. Il utilisait les mots si souvent employés pour décrire Merton: « chaleureux » et « ouvert d’esprit ». Il avait attendu avec impatience une nouvelle visite…

Plus tard, j’ai rendu visite à l’évêque Nanayakkara dans les bâtiments de la cathédrale – construits originellement par les Sylvestrins pour servir de monastère. La cathédrale, d’un style colonial assez élégant, date du XVIIIe siècle. Monseigneur Nanayakkara est un évêque très progressiste et nous avons longtemps discuté du dialogue que je propose d’instaurer avec les Bouddhistes et du projet d’un monastère de méditation qui serait ouvert au Bouddhisme. Il m’a conduit sur une colline d’où l’on voit bien Kandy, tout en continuant à me parler de l’Eglise d’aujourd’hui et des problèmes des Chrétiens. Je crois qu’il voit la situation avec lucidité, en tout cas nous avons les mêmes opinions.

« Vous n’avez pas besoin de savoir précisément ce qui se passe, ou exactement où cela se passe. Ce dont vous avez besoin, c’est de reconnaître les possibilités et les défis offerts par le moment présent et de les embrasser avec courage, foi et espérance.

« Notre ouverture au bouddhisme, à l’hindouisme et aux grandes traditions d’Asie nous offre la chance unique d’en apprendre un peu plus sur les potentialités de nos propres traditions occidentales… »


 1 December 1968, Kandy

Un ciel clair avec des arbres en fleurs ! Il va faire chaud. Le cri des corbeaux se battant en l’air m’ont réveillé. Ensuite le tambour retentissant du temple de la Dent de Bouddha. En ce moment les bus passent. dans la rue et un vent rafraîchissant agite les rideaux. La jungle est tout près, elle surplombe la ville et je peux la voir à cent mètres d’ici.

J’ai passé la plus grande partie de ma journée avec l’évêque. J’ai visité le monastère des Sylvestrins : un cloître agréable et une chapelle au milieu des palmiers sur la colline.

J’y ai fait la connaissance du précédent évêque de Kandy, un Italien jovial et complètement sourd, avec une longue barbe grise, Monseigneur Regno. Il m’a dit qu’il était persuadé, après la lecture de "La nuit privée d’étoiles" que j’avais été l’un des « premiers hippies ». « Oh ! Oh ! Oh !  » a-t- il dit les mains levées, « tout ce whisky ! toutes ces cigarettes ! » Je lui ai rappelé que les hippies ne s’intéressaient pas au whisky et qu’ils fumaient des joints, pas des cigarettes, mais je ne pense pas avoir réussi à percer le mur du silence de sa surdité.

Quand je suis revenu pour dîner et faire ma conférence aux séminaristes, on chantait doucement le chant grégorien de l’Alma Redemptoris qui m’a semblé aussi déplacé en ces lieux que, disons, des cantiques anglais !

La musique est agréable non seulement à cause du son mais à cause du silence qui s’y trouve : sans l’alternance du son et du silence, il n’y aurait pas de rythme.

Les gens peuvent passer leur vie entière à gravir les échelons du succès pour découvrir, une fois au sommet, que l’échelle s’appuie contre le mauvais mur.

 

Le 2 décembre, 1968 - Polonnaruwa 

Lundi, j’ai visité Polonnaruwa…
Pluie diluvienne sur Kandy,
Sur les vallées et sur les rizières,
Tandis que nous descendons vers les plaines orientales.

Sous les arbres, Polonnaruwa.
Le chemin descend vers Gal Vihara…
Pieds nus et calme
Dans l’herbe et le sable mouillé…

Alors vient le silence de ces extraordinaires visages…
Me voici submergé par une vague immense
De paix et de reconnaissance.
Évidence de la clarté des visages

Et de la fluidité des formes et des lignes.
Jamais de ma vie je n’aurai ressenti
Un sentiment si profond de beauté et de force spirituelle
Fondues dans une seule et même esthétique

ILLUMINATION.


Bibliographie
  • FARCET, Gilles. Thomas Merton, un trappiste face à l’Orient. Albin Michel, 1990. Préface de Marie-Madeleine Davy
  • GOONETHILEKE, H.A.I. Images of Sri Lanka through American Eyes. Colombo, 1976
  • MERTON, Thomas. La nuit privée d’étoiles. Editions du Seuil, 1951
  • MERTON, Thomas. Nul n’est une île. Editiond du Seuil, Sagesses, 1956
  • MERTON, Thomas. La paix monastique. Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1961
  • MERTON, Thomas. Zen, Tao et Nirvâna. Fayard, 1968. Préface par Marco Pallis
  • MERTON, Thomas. The Asian Journal. A New Directions Book, 1968
  • MERTON, Thomas. La sagesse du désert. Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1987
  • MERTON, Thomas. Journal d’Asie. Criterion, 1990. Préface de Jean-Yves Leloup