Ecritures vagabondes 2 : « Deux mois à Ceylan » (1898), Emile Bruyas

01 février 2023

Dans le cadre d'un nouveau partenariat avec « GéoLitt - écritures vagabondes », nous publions, à un rythme hebdomadaire, une série de textes historiques écrits par des écrivains-voyageurs sur le Sri Lanka.

 

Deux mois à Ceylan

Auteur : Emile Bruyas
Editeur : Alexandre Rey
Année de publication : 1898
Publié à : Lyon
[Kandy - p. 21-30]



Enfin je quitte Colombo pour une excursion dans l'intérieur, arrêtée sur la carte avec l'agent de Cook tout est prévu, même l'imprévu, en ce sens que, si un obstacle survient en route qui m'empêche de continuer, on me rembourse les parcours non effectués, car tous les moyens de transports sont payés d'avance. On ne peut me voler, me surfaire des prix je ne paie qu'avec des petits papiers Cook; si j'ai à me plaindre, ce n'est pas moi qui réclame, c'est Cook, et on ne se moque pas de l'agence Cook. J'engage tous les voyageurs à faire comme moi.

Les pourboires, les barrières payantes sur les routes, les hôtels et restaurants sont à ma charge, encore que j'aie des coupons d'hôtel Cook à dix francs, pris à Paris, et acceptés partout comme argent.

Très gentil le chemin de fer. Quoique à voie étroite, il est parfaitement suffisant; il n'a pas de gros transports à faire, et à cinquante kilomètres de Colombo il va devenir un véritable chemin de fer de montagne ; inutile donc de s'encombrer d'un matériel trop pesant. C'est très sage de n'avoir pas voulu faire trop grand et d'avoir su mesurer la dépense à la recette. Je suppose que les chemins de fer de Dakar ou de Langson, qui ne transportent rien, sont beaucoup mieux construits et surtout ont coûté dix fois plus cher.

Les chemins de fer appartiennent à l'État, les employés sont des fonctionnaires; ils sont très bon marché. Très pratiques les voitures des différentes classes, chaque fenêtre munie d'un avancement, une petite vérandha qui empêche l'entrée directe du rayon de soleil. Les premières sont de petits wagons- salons à larges ouvertures. On ne pèse pas les bagages qu'on n'enregistre pas, on les fait mettre dans un wagon ad hoc, dont il y a plusieurs dans le train, et on les retire soi-même à l'arrivée. On sent qu'on n'est pas dans un pays de filous.

Au sortir de Colombo, on traverse le Kelani Ganga, et pendant une cinquantaine de kilomètres on traverse des terres basses, à ce moment de l'année (la saison des pluies vient de finir) inondées ou très marécageuses. La vie végétale n'en est que plus luxuriante dès que l'eau s'est retirée, les dessous des plantations se couvrent d'une végétation folle, qui ferait le bonheur d'un botaniste. Mais il ne faut pas voir sur les bords du chemin de fer des forêts ni vierges, ni demi-vierges, ni forêts du tout, comme beaucoup de voyageurs ne craignent pas de l'écrire, même de tout récents, venus quinze jours après moi; tout ce qu'on voit sont des cultures; un peu plus loin des broussailles. Presque toutes les plantes que nous qualifions d'exotiques, tous les palmiers, les plantes à beau feuillage ou à feuilles colorées et à fleurs, etc., sont cultivées. La vraie jungle, la vraie forêt, est beaucoup moins décorative, beaucoup plus sévère, et n'est intéressante que par ses lianes sur les arbres, ses parasites et ses dessous.

Les troisièmes sont bondées d'une foule très amusante et très gaie type hindou, type cinghalais; les uns étalent des torses absolument nus, les autres sont des demi-Européens, même Européens complets, puisqu'on ne voit que leurs bustes, chapeaux melons et vestons, sans qu'on puisse se douter que le pantalon est remplacé par la jupe; beaucoup de femmes, qui souvent font de la toilette pour voyager, seins et bijoux étalés, des demi-Européennes aussi, mais en deuxième classe, et pas mal de robes jaunes de prêtres bouddhistes.

Les stations, très amusantes, les bâtiments encadrés de jolies plantes grimpantes inconnues; de jolis garçons viennent offrir des fruits, surtout des bananes et des oranges vertes, quoique mûres, et des fleurs; on sent bien cependant que dans ces terres basses tout n'est pas rose, et que la fièvre, dans un mois, règnera en maîtresse, et qu'il est presque impossible d'y remédier, impossible d'exhausser le niveau des terres.

Mais bientôt trois collines isolées, semblables à trois éléphants, émergent de la plaine, et peu après on commence à monter; puis de vraies collines s'enchaînent, et insensiblement la voie s'engage sur le flanc d'une véritable chaîne de montagnes dont on peut admirer le pendant de l'autre côté de la vallée. Le fond, vert clair, est cultivé en rizière; dans le bas s'étalent diverses cultures, cocotiers, bananiers, café, aréquiers, cacao, et les habitations peu visibles, enfouies qu'elles sont sous la verdure, dans le haut moins pourvu de terre, sont des broussailles, d'où parfois émergent quelques arbustes ou arbres, beaucoup de fougères, d'épines, et deux fleurs surtout, l'une jaune, ressemblant à un petit soleil, l'autre ressemblant beaucoup à une héliotrope, jaune, rouge et marron qui forme des touffes énormes et se trouve partout à Ceylan. Je me suis laissé dire que c'est une plante introduite par hasard, qui s'est développée d'une façon extraordinaire; ni l'une ni l'autre ne sont bien intéressantes.

Petit à petit, on monte, on grimpe ; on voit, en avant, la voie tourner en spirale autour d'un pic, passer sous des galeries; la vue s'étend par-dessus la vallée sur d'autres chaînes; dans le fond, de hautes montagnes surmontées de pics à l'aspect de forteresse conique, échancrées par des vallées secondaires.
Malgré la chaleur directe du soleil, on respire mieux on sent l'air de la montagne, bienfaisant partout, mais combien plus au sortir de la chaudière de Colombo! Dans les environs de midi, le paysage perd beaucoup, il n'y a pas d'ombres, la lumière est trop crue; j'ai refait ce voyage le soir, c'était beaucoup mieux, mais un matin, surtout, avec de légers brouillards qui voilaient discrètement les pointes des sommets de granit trop durs à l'oeil, qui flottaient dans les fonds et laissaient voir à travers leurs déchirures les rizières vert tendre et la cime dorée des palmiers. C'était un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir. Quoique très montagnard, habitué des Alpes, connaissant les Pyrénées et le Tyrol, j'avoue que la route de Kandy et plus loin celle de Nurrelya m'ont enthousiasmé ce sont toujours des montagnes, mais l'éclairage est complètement différent.

Après avoir passé plusieurs stations et embranchements, j'arrive à Kandy, le soir, avec une impression de fraîcheur et de bon air, installé dans l'excellent Queen's Hôtel, dont le propriétaire, Mr. Rhaden, viennois polyglotte, est un vrai maître d'hôtel ayant l'œil à tout, empressé et aimable avec ses hôtes, toujours prêt à leur donner dans leurs langues les meilleures indications. L'hôtel est plein, et il s'excuse de nous loger sommairement.
Le gouverneur est à Kandy pour les fêtes du premier de l'an. Il est venu du monde de Colombo, beaucoup de planteurs de l'intérieur, les uns avec leurs femmes, les autres en garçons; quelques misses aussi qui cherchent un mari et qui comptent le trouver au bal du gouverneur. Enfin, Kandy est en fête, et le soir la salle à manger est épatante.

D'autant plus en fête que c'est l'époque où la dent de Bouddha est exposée à la vénération des fidèles, et de tous les coins de l'île, même de Birmanie, de Siam, et des îles malaises, les bouddhistes viennent à Kandy en pèlerinage. Cette bonne aubaine, qui est une surprise, car aucun guide, aucun voyage ne mentionne cette fête, me comble de joie et je vais me coucher en rêvant aux kodaks que je vais faire. Cette nuit j'ai fermé ma fenêtre, ce que je n'ai jamais fait à Colombo.

Kandy était la capitale de Ceylan quand les Anglais, en 1815, détrônèrent le dernier roi. Ce n'est aujourd'hui qu'un chef-lieu de province, tous les services étant à Colombo qui est de beaucoup, à tous les points de vue, la ville la plus importante. Mais le gouverneur a ici un palais très confortable, entouré d'un parc aux ombrages impénétrables, et il est beaucoup plus à Kandy qu'à Colombo, ce que je comprends; les quatre heures de chemin de fer qui réunissent les deux villes font que les affaires n'en souffrent pas.

Kandy est un vrai paradis: toute la merveilleuse flore tropicale, sans la chaleur humide de la côte, à 600 mètres au-dessus de la mer, au bord d'un lac minuscule dont on fait le tour à pied en une heure, entourée de collines sillonnées de routes qui ne mènent à rien, créées. pour faire des promenades par les femmes des divers gouverneurs de Ceylan qui leur ont donné leurs noms: lady Havelock, lady Gordon, etc., le tour du lac garni de jolies villas confortables, Kandy a tout ce qu'il faut pour devenir une ville de plaisance, et il me semblerait aussi naturel de passer l'hiver à Kandy qu'à Alger, Palerme ou le Caire.

Le lac, en partie artificiel, puisque les eaux sont retenues par une digue, a, du côté de la ville, des bords rectilignes avec un parapet de maçonnerie de créneaux ondulés, très particulier à Kandy, et parsemés de petits vides triangulaires qui servent à mettre des lampions les jours d'illumination. On retrouve cette même décoration au temple. Devant le lac, un vaste terrain gazonné le sépare d'une grande enceinte où sont les temples anciens et au bout se dresse le grand temple de la Dent de Bouddha.

Cette vaste place est blanche de monde, car c'est bien le blanc qui domine. On est par groupe de famille ou de pays. Accroupi sur les talons ou debout, on attend l'occasion d'entrer dans le temple; on mange un morceau; de petites cuisines sont établies; des pâtissiers vendent des gâteaux, des sirops, du coco; les femmes fatiguées se couchent sur l’herbe, les enfants jouent et se vautrent, les hommes sont graves et n'ont pas du tout l'air de venir à une vogue quelconque. Du côté du temple, beaucoup de marchands de bons petits livres cinghalais racontant la vie de Bouddha, ses mérites, ses préceptes, la vie qu'on doit mener pour lui ressembler.

Toute cette foule est venue de loin; les gens de Kandy ou des environs ne posent pas sur la place. Il y a des Malais à la robe bariolée, un petit turban sur la tête, beaucoup de turbans blancs ou de couleur avec des lamées d'or, des robes rouges, jaunes, violettes, souvent avec bordure d'or; très peu de vestons européens. Les femmes ont des bijoux merveilleux, des colliers de petites perles et jusqu'à douze anneaux aux oreilles, de différentes formes, suivant la place qu'ils occupent, des colliers d'or, non seulement archaïques, mais antiques, des bracelets aux bras et aux chevilles, même au cou-de-pied, qui traînent sur le talon. Les femmes de Kandy soignent plus particulièrement leur coiffure et adorent les beaux peignes et les belles épingles de côté, on n'en met qu'une: elles sont en argent, ornées de saphirs blancs montés à jour comme une dentelle, mais il y en a aussi en or avec des rubis; beaucoup ont la boucle de nez, à une narine seulement, avec une pendeloque qui, généralement, est une jolie perle. On s'habitue très vite à cet ornement bizarre, mais pas plus absurde qu'un autre.

Dans cette foule tranquille s'avance par instant une troupe de prêtres en robe jaune orange, une couleur qui leur est propre, en file indienne, graves, avec de belles têtes, cherchant et réussissant à se faire la physionomie tranquille de Bouddha, drapés à l'antique, l'épaule gauche nue, la tête rasée, découverte, portant un éventail de palmier ou une sorte de bouclier en forme de carapace de tortue, en natte, qu'ils tien- nent par une barre intérieure pour se protéger du soleil; ce parasol est spécial aux prêtres et religieux, et il faut leur savoir gré de n'avoir pas adopté l'affreux parapluie qui, véritablement, me gâte le spectacle merveilleux et resplendissant de cette foule pittoresque, et je circule là-dedans parfaitement à mon aise, mon kodak à la main, cherchant ce que je kodakerais; mais la foule est trop dense, il faut prendre du champ. Je ne me gêne pas pour arrêter une femme et regarder ses bijoux elle en est toute contente, son mari aussi, les enfants jubilent, ça fait un petit attroupement, tout de suite un interprète se trouve. J'admire, je complimente, je remercie et je vais plus loin. Et toute cette foule est propre : j'ai passé des heures à frôler tout ce monde sans attraper un insecte quelconque ; et dire que chez moi je ne puis aller à la messe sans ramasser toutes les puces. Rien que pour cette raison on se ferait bouddhiste. Beaucoup de mendiants, des professionnels, des éclopés qui font ample moisson, la charité étant une des principales vertus bouddhiques. Trois femmes et deux enfants m'intéressent par leur type tout à fait différent : ce sont des négroïdes, habitants primitifs de Ceylan, des Veddhas dont il ne reste plus que quelques centaines et qui disparaîtront bientôt. Celles-là, pour le coup, ne sont pas propres et couvertes de croûtes ou d'ulcères; mon anthropologie ne va pas jusqu'au rapprochement : j'obtiens un cliché intéressant, mais d'un peu loin.

Aux approches du temple la foule est absolument serrée, comprimée; toutes les portes sont fermées, gardées par la police; on laisse entrer une vingtaine de personnes à la fois. Il y a plusieurs portes. Sans ces précautions, on s'écraserait bêtement comme à une sortie de théâtre en feu, et ce sont des bousculades, des supplications, des bras levés, des poses pendant des heures entières, sans une dispute, sans une querelle, tout cela pour voir sous une cloche à melon une dent de cinq centimètres de long, qui a bien l'air d'une dent de caïman, que tout le monde sait être fausse, la vraie ayant été brûlée à Goa par l'inquisition portugaise avec tous les procès-verbaux possibles.

J'ai questionné quelques indigènes de diverses conditions qui, tous savent que la dent est une dent animale, et qui cependant se feraient écraser pour la voir. Pour les prêtres, il n’ont aucune illusion, moins que personne, mais sont enchantés de voir venir le monde qui apporte la recette.

Je l’ai vue la dent, avec trois dames et dix agents pour faire le chemin et nous protéger contre les poussées; après la deuxième porte on était à l'aise; la dent était posée sur une longue table, sous une cloche de cristal en forme de Dagota, un plateau de chaque côté, où je crachais une roupie par tête, prix convenu. Derrière la table, dans un hémicycle, une quarantaine de prêtres en robe jaune, récitant des oraisons; devant la table, des visiteurs qui s'inclinaient en joignant les mains et en marmottant quelque chose. Quelques chandeliers-lampes, des ornements de papier doré, pas pour cent francs de bric-à-brac. Très mince la splendeur du temple.

Le grand temple de Kandy manque absolument de caractère; il n'est pas bien ancien, construit par un des derniers rois sur les plans d'un architecte portugais. A l'extérieur, avec son pavillon octogone à galerie, il a l'air de tout, excepté d'un temple. A l'intérieur, il a plus de caractère, avec ses poutres apparentes, peintes à fresques, la grande balustrade de fer qui entoure le sanctuaire et sert à poser des lampes les grands jours. J'avoue que je ne l'ai pas bien vu en ces jours de fête, ce n'était pas l'occasion de le visiter en détail; ordinairement la dent repose dans un vieux petit temple, près de l'ancien palais des rois, aujourd'hui la Cour de justice. Il y a là des poutres et des colonnes sculptées fort intéressantes, qui sont un vrai spécimen d'art ancien. J'espère que, quoique à tous les vents, on prendra soin de les conserver, car il n'y en a pas d'autres spécimens. Sur le lac, à côté du temple, probablement sur pilotis, est la bibliothèque bouddhiste: tous les manuscrits sont gravés à la pointe sur des feuilles de lataniers, d'une très belle écriture, très régulière; cela fait des bouquins de soixante centimètres de long, sur huit de large au plus, quelquefois avec de belles reliures anciennes, en cuir ou en bois sculpté ou laqué. Tout de même, c'est une singulière idée de mettre une bibliothèque sur l'eau. Heureusement que de partout elle fait admirablement bien dans le paysage.

Le tour du lac est ravissant, on ne se fatigue jamais de le faire à toute heure du jour ou de la nuit ; une petite île, plantée de bambous, fait très bien au milieu. La route est bordée d'une infinité d'arbres nouveaux, des palmiers qui ressemblent à de gros poireaux; d'autres ont des fruits qui ressemblent à de gros cordages un peu défilés, des espèces d'acacias à fleurs mauves, des ébéniers, des gommiers, et un bel arbre à fleurs écarlates, grosses comme des lis, le flamboyant qui rivalise avec l'hibiscus pour la note rouge. Le long de cette promenade merveilleuse on a établi des bancs aux plus jolis points de vue, et ce tour du lac est continuellement animé par de jolies charrettes anglaises, des victorias, sans compter les jinrikshas, les promeneurs à pied, et quelquefois le landau du gouverneur, précédé de son lancier hindou. C'est un vrai tour de lac, sans pose et sans maquillage, et mille fois plus joli.