Supplique à un virus chronophage

Depuis le temps a passé depuis ce jour de mars 2020
Où ton invisible présence fit vaciller
L’ordonnance du monde
Se fermer les visages voilés
Où les vingt ans tu submerges et anéantis les quatre-vingt
Où tu fais l’avenir se dérober
Où tu orchestres les trompettes des semeurs d’angoisse
Où tu fais s’égrener jour après jour compte morbide
Une sinistre litanie
Sinistre comme les graffiti dont tu recouvres les murs
De nos enfermements
Confinés in fine

ASSEZ

O douleur ! O douleur !
Le Temps mange la vie…

Je laisse vagabonder mon imagination et venir à moi
du plus loin,
du plus profond,
quelques images du temps…

Variations sur le Temps… en chanson

1967 La Complainte de Michel Fugain
Tant de choses à voir, à faire
Tant de gens à rencontrer, à aimer
Tant de désespoirs à consoler…

Je n’aurai pas le temps / pas le temps
Même en courant
Plus vite que le vent
Plus vite que le temps
En volant
Je n’aurai pas le temps / pas le temps

Michel Fugain / Pierre Delanoe « Je n’aurai pas le temps » | Archive INA

Variations sur le Temps… au ciné

1957 une image jaillit – lourde d’angoisse
ces horloges sans aiguille
où le Temps est comme figé, anéanti
le cauchemar du Professeur Isak Borg
dans le film LES FRAISES SAUVAGES de Ingmar Bergman…
Je ne connais pas d’autre exemple illustrant avec une telle force
la peur de mourir…

Du professeur Isak Borg au compositeur Gustav von Aschenbach…

1971 une image jaillit – lourde d’angoisse
sur la plage
le dernier sursaut
du compositeur Gustav von Aschenbach
dans le film MORT A VENISE de Luchino Visconti…
Terrassé plus par l’insoutenable image de la Beauté

que par l’épidémie ravageuse...

Celui dont les yeux ont vu la Beauté à la mort dès lors est prédestiné…

Variations sur le Temps… en musique

1827 Winterreise / Le Voyage d’hiver / Franz Schubert / Wilhelm Müller
Franz Schubert a 30 ans,
et seulement à peine plus d’un an à vivre
quand il met en musique ces poèmes de l’errance et de la solitude
où « les seuls moments de lumière et de vie
dans la marche désespérée au sein de cet univers figé dans la glace,
ne peuvent appartenir qu’au
monde du souvenir… » (Brigitte Massin)

Vers un cimetière mon chemin m’a conduit
C’est ici que je veux demeurer, me suis-je dit en moi-même.
O vous, vertes couronnes mortuaires, vous pourriez bien être le signe
qui invite les voyageurs fourbus à entrer dans la glaciale auberge.
Dans cette maison les chambres sont-elles toutes occupées?
Je suis épuisé au point de m’effondrer, je suis mortellement blessé.
O taverne impitoyable, tu me refuses cependant?
Il me faut donc toujours et toujours continuer, ô mon fidèle bâton de pèlerin!

My journey has brought me to a graveyard.
Ver Preys un cimetière mon chemin m’a conduit
Here, I thought to myself, I will rest for the night.
Green funeral wreaths,
you must be the signs inviting tired travellers into the cool inn.
Are all the rooms in this house taken, then?
I am weary to the point of collapse, I am fatally wounded.
Pitiless tavern, do you nonetheless turn me away?
On, then, press onwards, my trusty staff!

Schubert / Muller – Die Winterreise / Das Wirtshaus – Hermann Prey

Variations sur le Temps… chez les philosophes

Sénèque

« Nous n’avons pas trop peu de temps, nous en perdons beaucoup…

It is not that we have so little time, but that we lose so much… »

« La vie ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est apprendre à danser sous la pluie…
Life is not to wait for the storm to pass, it’s about learning to dance in the rain… »

Pascal Chabot

Avoir le temps se révèle comme le défi humain par excellence: celui de faire de cette quantité d’avoir une oeuvre de qualité.

Les virus sont coriaces,
et bien des espérances en sont pour leurs frais.
L’épidémie nous a rappelé notre vulnérabilité
ainsi que le côté tout abstrait des calculs sur l’avenir.

Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible.
Hanna Arendt

Ce petit rien qui n’est même pas un organisme,
et qui s’est fait maître du temps…
c’est une grande leçon à méditer.
Pascal Chabot

Variations sur le Temps… en peinture

Van Gogh
Old man in sorrow (1890)

Leonardo Da Vinci

Rembrandt
Vieillard à grande barbe

Variations sur le Temps… en poésie

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Déporté au camp de concentration de Buchenwald, Jorge Semprun sera proche de son professeur de sociologie Maurice Halbwachs, dont il accompagna la mort, dans le camp, avec ces vers de Baudelaire.

Michel Fugain et sa complainte
Bergman et Visconti et leurs écrans
Schubert et ses déchirantes stances
Rembrandt et ses « selfies » sans complaisance
Baudelaire et sa poésie salvatrice

Art promesse d’immortalité